Anastasis

Le début

Fidèle au rendez-vous, le chœur de l’aube entama son concert matinal. D’abord, ce furent merles et moineaux, aux gazouillis impérieux, bien décidés à défendre leur carré de haie, de buisson, de ramure. Puis, attaquèrent les grives, avec leurs sifflements flûtés, interrogateurs, et enfin s’éleva la note mélodieuse et puissante du rouge-gorge, qui arracha Sophia aux brumes du sommeil.

La belle endormie sentait ses membres encore engourdis. Elle baignait dans cet entre-deux qui précède le réveil, ce moment suspendu où l’on reprend peu à peu possession de soi. L’aube projetait un clair-obscur dans la chambre, rendant imprécis les contours des meubles. Sophia se sentait oppressée, comme prise dans un étau. En proie à une certaine confusion, elle chercha à repérer sa position, tâta à droite et reconnut, soulagée, la carrure râblée de Gabriel. C’était stupide, elle était dans sa chambre… Une douleur sourde lui cerclait le front, elle aurait dû se méfier, elle avait trop bu hier. Cette soirée Halloween, c’était sympa, mais avec l’âge, l’alcool lui jouait des tours…

Sophia bougea le pied gauche, rencontra la chaleur d’une peau, une peau avec des poils, beaucoup de poils… L’esprit encore nébuleux, elle caressa, caressa du bout du gros orteil puis, brusquement, sa conscience gagna en acuité et, avec horreur, elle réalisa l’incongruité de la situation, ils étaient à trois dans le lit : elle, son mari et un autre homme !

[…]

Elle lâcha le lit, comprima entre ses mains sa pauvre tête, puis tira désespérément sur ses cheveux. Les deux hommes, affolés, se jetèrent sur elle, l’exhortèrent à se calmer. Mais tout à coup, une voix autoritaire, haut perchée, retentit dans la pièce et stoppa net ce psychodrame aux allures du Radeau de La Méduse…

– Qu’est-ce que c’est que ce raffut ! Faudrait vous calmer les mecs, vous avez vu l’heure ? Mais vous êtes avec une meuf ! Mais… mais… c’est maman !

Une jeune fille se tenait sur le pas de la porte, bouche ouverte, yeux écarquillés. Elle était serrée dans un long T-shirt noir qui arborait sur sa poitrine la vérité bien sentie I speak fluent Sarcasm, histoire de dire qu’il ne fallait pas la gonfler, elle avait des piquants…

– Ce n’est rien, Jess ! dirent les deux hommes en même temps.

– Mais si, larmoya la jeune fille qui avait perdu sa hargne, c’est maman, c’est ma maman ! Je savais que tu reviendrais ! Papy me l’avait dit !

Jessica se jeta dans les bras de sa mère. Sophia, ébranlée, serra sa grande fille de dix-neuf ans, qui en avait quatorze la dernière fois qu’elle l’avait vue. Elle était désormais plus mince, plus anguleuse et sa coupe au carré s’était transformée en une longue chevelure lisse qui lui descendait jusqu’aux reins.

– Papy ? Mais qu’est-ce qu’il a dit, papy ? demanda Gabriel.

– Ah, ça t’intéresse, maintenant ! Ce ne sont plus « les élucubrations d’un pauvre vieillard » ? « Le délire du nouveau Nostradamus » ? Ou encore « les folles nuits de Kostas » ?

– « Les folles nuits de Kostas » ? On parle de mon père, là… fit Sophia, ébahie.

Autre extrait

Mais qu’exigeait-on d’elle au juste ?

Par ailleurs, tout aussi énigmatique et perturbant, cette cicatrice qui restait imprimée dans ses chairs et ne voulait pas disparaître… Elle ne lui faisait plus mal, mais parfois prenait une teinte violacée comme si elle se gonflait d’une substance vénéneuse, un poison qui circulerait dans ses veines.

Elle s’approcha du plus grand, il faisait plus d’un mètre de circonférence. Elle passa la main sur son écorce fibreuse et ferma les yeux. Elle sentit un flux se transmettre d’abord à ses doigts, puis à sa paume et à son bras. Soudain, elle entendit des voix cristallines entonner une mélodie douce, un murmure frémissant.

Sur les côtés, elle distinguait des rochers marbrés de végétation, qui trempaient dans l’eau, tapis comme des monstres à l’affût. Et il lui semblait en effet que le calme de cette matinée avec son beau ciel ardent était lourd de menaces : sous une chape de quiétude brûlait quelque chose de sauvage, un volcan prêt à cracher sa lave.

La roche étant friable, le sol se dérobait parfois sous leurs pieds. Sophia avait peur, mais en même temps éprouvait cette sensation jouissive de dominer le monde, car ils dépassaient à présent toutes les cimes des alentours. Ces dernières semblaient même s’aplatir avec respect devant le monstre sacré.

Autre extrait

La maîtresse de cérémonie fulminait, le feu aux joues. Sa puissante poitrine était secouée de saccades rageuses. Un jeune homme en livrée disparut prestement derrière une porte dérobée pour réapparaître quelques minutes plus tard accompagné d’un petit être grassouillet à l’air contrit.

– Un problème, madame ? fit ce dernier, ennuyé. – Un problème ? Mais c’est une catastrophe, voyez plutôt ! « Salade de crabe, avocat, grenade », « verrines kiwi, coco, grenade », « Tartare de Saint-Jacques, grenade », « salade de choux rouges, grenade » ! Grenade, grenade, grenade, grenade !